Préserver les requins tigres pour préserver les herbiers
L’élimination des grands requins est susceptible d’induire une surabondance de leurs proies (prédation directe). Mais il existe également un autre mécanisme à ne pas négliger : l’effet de risque. Ce dernier se définit par les différentes modifications intervenant chez les espèces-proies. Ce sont, par exemple, des modifications de leur distribution spatiale, de leur état de santé, de leur capacité de reproduction… D’où l’importance de préserver les requins tigres pour la bonne santé des herbiers.
A quoi servent les herbiers marins ?
« Compte tenu de la très grande valeur accordée aux services écosystémiques rendus par les herbiers marins (Barbier et al., 2011), notamment la protection de la qualité de l’eau, le contrôle de l’érosion, l’amélioration de la biodiversité, la production halieutique et l’atténuation du changement climatique (Fourqurean et al., 2012), et du déclin rapide et accéléré de ces écosystèmes (Waycott et al., 2009), il est primordial que nous comprenions tous les facteurs qui contribuent à la santé des communautés d’herbier.»
Or, les herbiers sont les lieux de prédilection des tortues vertes pour se nourrir.
Actions des tortues marines sur les prairies d’herbiers
La disparition des tortues marines mène à l’eutrophisation des herbiers. A l’inverse, la surabondance des tortues broutant les herbiers mène au surbroutage et à la disparition des herbiers. Et donc à la disparition des nurseries de poissons, à l’érosion du milieu, à une moindre qualité de l’eau, etc ….
En effet, selon Heithaus et al. (2014)(2) : « Les efforts déployés pour protéger les tortues vertes herbivores, dont le nombre est en déclin dans le monde entier, ont entraîné une croissance prometteuse de certaines populations. Ces tendances pourraient avoir un impact significatif sur les services écosystémiques essentiels fournis par les prairies sous-marines dont se nourrissent les tortues. L’expansion des populations de tortues pourrait améliorer la santé des écosystèmes d’herbiers marins en éliminant la biomasse des herbiers et en empêchant la formation d’anoxie dans les sédiments.»
La croissance des populations de tortues néfaste pour les herbiers ?
« Cependant, la surpêche des grands requins, principaux prédateurs des tortues vertes, pourrait faciliter la croissance des populations de tortues au-delà de leur taille historique. (Cela pourrait) déclencher des effets néfastes sur l’écosystème, à l’image de ce qui s’est passé sur terre lorsque les prédateurs supérieurs ont disparu. Des données expérimentales provenant de plusieurs bassins océaniques suggèrent que l’augmentation des populations de tortues peut avoir un impact négatif sur les herbiers marins, voire déclencher un effondrement virtuel de l’écosystème. L’impact des grandes populations de tortues sur les herbiers marins est réduit en présence de populations intactes de requins. Des populations saines de requins et de tortues sont donc probablement vitales pour restaurer ou maintenir la structure et la fonction des écosystèmes d’herbiers marins, ainsi que leur valeur en tant que soutien aux pêcheries et puits de carbone. »
Le déclin des requins affecte les écosystèmes
Heithaus et al. (2007)(1) ont mis en exergue le rôle capital des requins tigres dans le contrôle des populations de mésoprédateurs dans la baie de Shark en Australie :
« [….] Dans la communauté d’herbes marines relativement vierge de Shark Bay, en Australie, nous avons constaté que les tortues vertes herbivores (Chelonia mydas Linnaeus, 1758) menacées par les requins tigres (Galeocerdo cuvier Peron et LeSueur, 1822) sélectionnent les micro-habitats en fonction de leur état. Les tortues en mauvaise condition corporelle choisissaient des micro-habitats rentables [en termes de qualité de nourriture] et à haut risque, tandis que les tortues en bonne condition corporelle, qui sont plus abondantes, choisissaient des micro-habitats plus sûrs et moins rentables. Cependant, lorsque le risque de prédation était faible, les tortues en bonne condition se déplaçaient vers des micro-habitats plus rentables. L’utilisation de l’espace par les tortues en fonction de leur état montre que les requins tigres modifient le schéma spatio-temporel du broutage des tortues et leurs impacts sur la dynamique de l’écosystème (…). Par conséquent, les décisions dépendantes de l’état des individus peuvent avoir des implications importantes pour la dynamique de la communauté dans certaines situations. Notre étude suggère que le déclin des requins de grande taille peut affecter les écosystèmes de manière plus importante que ce qui est supposé lorsque les effets non létaux de ces prédateurs supérieurs sur les méso-consommateurs ne sont pas pris en compte explicitement. »
« Les réductions des populations de requins de grande taille dans d’autres régions du monde devraient avoir des conséquences importantes au niveau communautaire. (…) Les récents déclins des populations de grands requins peuvent avoir des impacts écologiques plus étendus qu’on ne le pense généralement, et les stratégies de conservation devraient explicitement prendre en compte les effets létaux et non létaux potentiels des requins, tant directs qu’indirects. »
La disparition des requins tigres mène à l’extinction des herbiers
On le sait, les requins sont les principaux prédateurs des tortues vertes juvéniles et adultes (cf. étude de Heithaus et al., 2008 ; Heithaus, 2013). Lorsque la prédation par les requins est élevée, les tortues impactent peu les herbiers. Là où les requins sont absents, les tortues broutent les herbiers et en réduisent densité et biomasse.
« Dans la baie de Shark, les requins tigres (Galeocerdo cuvier), principaux prédateurs des tortues marines, sont abondants et probablement proches des tailles de population historiques (Heithaus et al., 2012), tout comme les tortues vertes (Heithaus et al., 2005). Ici, les impacts des tortues sur la structure des herbes marines formant la canopée sont minimes dans les zones où le risque de requin est le plus élevé. En revanche, dans les habitats plus sûrs, les tortues réduisent considérablement la densité et la biomasse des herbes marines.
Près des Bermudes, les populations de requins tigres semblent avoir diminué de façon spectaculaire depuis les années 1980 (Baum et al., 2005). Et le broutage des tortues a considérablement réduit la productivité des herbes marines, de sorte que les tortues semblent être capables de conduire les herbiers à l’extinction (Fourqurean et al., 2010).
Conséquences de la pêche des requins en Inde et en Indonésie
De même, la pression de pêche sur les requins est élevée en Indonésie et en Inde et de nombreux taxons sont surpêchés (Blaber et al., 2009 ; Ferretti et al., 2010). Dans les régions de Lakshadweep (Inde) et de Derawan (Indonésie), les populations de tortues à haute densité ont eu des impacts majeurs sur les prairies sous-marines à l’échelle de l’écosystème. Elles ont provoqué des changements de communauté et des réductions de la structure de l’habitat qui peuvent se répercuter en cascade sur l’écosystème (Lal et al., 2010). À Derawan et aux Bermudes, le déclin considérable ou l’effondrement complet des prairies marines dû au broutage des tortues pourrait avoir des conséquences considérables, car les zones de prairies marines à forte biomasse abritent des populations de poissons beaucoup plus élevées que les prairies non végétalisées (Heck et al., 2003). »
« [….] La perte de tortues peut entraîner une dégradation de l’écosystème par l’eutrophisation et la prolifération d’algues épiphytes sur les herbes marines (Bjorndal et Jackson, 2003), tandis que les explosions de population facilitées par la perte de prédateurs et la conservation efficace des tortues pourraient conduire à un surpâturage. [….] il est probablement nécessaire non seulement de protéger les stocks restants d’espèces de requins très actives (par exemple, le requin tigre), mais aussi de restaurer leurs populations. »
Préserver la vie en préservant les requins
« [….] Les populations de top-prédateurs devraient être préservées et, dans de nombreux cas, restaurées, même dans les systèmes où nous n’avons pas encore déterminé de manière concluante leurs rôles écologiques (par exemple, Heithaus et al. 2008a ; Estes et al. 2011). Enfin, en s’appuyant sur les résultats obtenus à Shark Bay et dans les endroits où les requins tigres ont décliné (par exemple aux Bermudes ; Murdoch et al. 2007 ; Fourqurean et al. 2010), il semble que le fait de ne pas conserver les requins tigres à des densités écologiquement significatives pourrait entraîner des perturbations de l’écosystème, affectant même les espèces de base, telles que les herbes marines. »
Pendant ce temps-là, à La Réunion…
Pourtant, à la Réunion, le Centre Sécurité Requin (CSR) élimine systématiquement TOUS les requins tigres. Alors même qu’ils ne sont quasiment pas impliqués dans les accidents.
Et donc, quelles sont les conséquences écologiques ? Le CSR s’en fiche ! Cela n’a fait l’objet d’aucune étude scientifique depuis 10 ans que l’on pêche les requins et autres « prises accessoires ». Il n’y a d’ailleurs aucun programme scientifique digne de ce nom mené par le CSR depuis sa création.
A La Réunion, on massacre les requins pour l’argent, pas pur la sécurisation. On ne tient pas compte des impacts sur l’environnement, impacts étudiés ailleurs, sauf à La Réunion… et désormais connus.
Sources :
Courrier de Didier Dérand du Collectif « Requins en Danger à la Réunion » du 22/09/2022
(1) Heithaus M.R., Frid A., Wirsing A.J., Dill L.M., Fourqurean J.W., Burkholder D., Thomson J., Bejder L. (2007) – State-dependent risk-taking by green sea turtles mediates top-down effects of tiger shark intimidation in a marine ecosystem. Journal of Animal Ecology, 76 (5), 837–844. PMID: 17714261. https://doi.org/10.1111/j.1365-2656.2007.01260.x
(2) Heithaus M.R., Alcoverro T., Arthur R., Burkholder D., Coates K., Christianen M., Kelkar N., Kenworthy, W., Manuel S., Wirsing A., Fourqurean J. (2014) – Seagrasses in the Age of Sea Turtle Conservation and Shark Overfishing. Frontiers in Marine Science. 1 (28). https://doi.org/10.3389/fmars.2014.00028
(3) Heithaus M.R., Wirsing A.J., Dill L.M. (2012) – The ecological importance of intact top-predator populations: A synthesis of 15 years of research in a seagrass ecosystem. Marine and Freshwater Research. 63 (11), 1039-1050. https://doi.org/10.1071/MF12024